POUR EN FINIR AVEC LES MESURES EN FAVEUR
DE L'EMPLOI DES JEUNES,
ET DU COUP AVEC LES JEUNES

Par Bernard Friot- Collectif Première Embûche Nanterre


1. Les jeunes ont d'abord besoin d'un doublement de leur salaire d'embauche et d'emplois plus stables

La spécificité des jeunes en matière d'emploi n'est pas " le chômage " comme feignent de le découvrir le gouvernement et l'UMP, ce sont les très faibles salaires et l'excessive instabilité des emplois qui sont le résultat essentiel des mesures discriminatoires prises " en leur faveur ".

Les jeunes ne chôment pas plus que les autres : un jeune actif sur quatre ou cinq, selon les années, est chômeur, et comme trente pour cent des 18-24 ans sont actifs, cela signifie que 6 à 8% des jeunes sont au chômage : un jeune sur 12 à 15 au chômage selon les années, c'est trop bien sûr mais ça n'est pas plus que dans les autres tranches d'âge et ça ne légitime absolument pas l'argument de faux bon sens que les réformateurs nous assènent depuis le premier plan Barre " en faveur de l'emploi des jeunes " en 1977, selon lequel mieux vaudrait pour eux un petit boulot plutôt que rien du tout.

Si parmi la minorité de jeunes actifs les chômeurs sont si nombreux, c'est pour deux raisons. D'une part sont sur représentés dans cette minorité les jeunes sortis du système scolaire en échec ou avec une très faible certification, et ils occupent des emplois qui, quelle que soit la tranche d'âge, connaissent un fort chômage que ne diminueront donc pas des mesures d'âge. D'autre part, tous les jeunes actifs, y compris progressivement les plus certifiés, sont depuis 1977 la cible de mesures qui - toujours au nom de la lutte pour l'emploi, devenue une arme de guerre contre les salaires et les emplois stables - offrent aux employeurs l'aubaine d'une affectation des jeunes sur tous les postes à forte instabilité, avec des retours récurrents dans des périodes de chômage d'assez courte durée (2 mois en moyenne contre 10 mois à un an chez les plus de trente ans) mais dont ils sortent avec le risque de retrouver les emplois instables des " mesures " dont ils sont les malheureux bénéficiaires.

Contre l'idée reçue d'une " précarité " généralisée et posée comme une espèce de fatalité justifiant une réforme régressive du code du travail, il faut insister au contraire

- sur la dualisation du marché du travail : les salariés présents depuis plus d'un an dans une entreprise ont un risque de se trouver au chômage d'une année sur l'autre de 3 à 4 % (ce qui veut dire que ce risque ne concerne pas 97% des actifs occupés, dont l'ancienneté moyenne dans l'emploi est croissante au cours des dernières décennies et atteint aujourd'hui 11 ans). Mais le risque de perte d'emploi pour le chômage, ainsi mesuré d'une enquête emploi à l'autre, touche de 14 à 25% (selon qu'ils ont ou non le bac) de ceux qui ont moins d'un an d'ancienneté.

- sur le fait que ce sont les mesures spécifiques " en faveur de l'emploi des jeunes " qui organisent leur précarité. Elles ne la combattent pas, et de ce point de vue, le CPE ne déroge pas à la litanie des mesures jeunes des trente dernières années puisqu'il dispense l'employeur de toute justification écrite du licenciement pendant deux ans et n'offre même pas la garantie d'un terme prévisible qu'offre le CDD. Comparé au CDI et au CDD, il offre des garanties plus faibles à l'exception extrêmement ciblée (et pourquoi d'ailleurs ?) de celles et ceux qui, licenciés au 4ème ou au 5ème mois, auront droit à deux mois d'allocation au niveau du RMI.

Ici, il faut récuser l'argument courant qui veut que la difficulté des jeunes à trouver un emploi stable et payé à la qualification viendrait de ce que l'université ne formerait pas aux métiers. J'ai longtemps enseigné en IUT, y compris dans des établissements ayant des départements extrêmement professionnalisant, et j'ai vu entre 1975 et 1995 les salaires d'embauche de nos diplômés chuter en franc constant, alors même que la valeur du PIB, elle, augmentait de plus de 30% dans la même période, ce qui veut dire que les nouveaux embauchés l'étaient avec un salaire très en dessous de celui qu'ils auraient dû toucher si le pouvoir d'achat des salaires d'embauche avait été maintenu et augmenté des gains de productivité. Cette dérive s'est poursuivie depuis, et singulièrement aggravée depuis peu avec l'explosion des stages non ou extrêmement mal payés. On peut dire que pour que les jeunes retrouvent à l'embauche les salaires de 1975 indexés sur les gains qu'a connus depuis la productivité du travail, il faudrait doubler leur actuel salaire d'embauche. On ne le répétera jamais assez : le premier déni opposé aux jeunes, c'est le déni de salaire !

Polémiquons avec des collègues sociologues, tant bourdieusiens que tourainiens, d'accord sur la thématique de l'inflation des diplômes. Cette chute des salaires d'embauche, fort bien montrée par Beaudelot et Establet dans Avoir trente ans, n'a rien à voir avec la métaphore de l'inflation de monnaie. Ce qui épuise les jeunes dans la course au diplôme, ce qui nous épuise comme enseignants formant des jeunes de mieux en mieux certifiés et de plus en plus mal payés, c'est la sous-qualification des embauches. C'est parce que les jeunes ont des diplômes élevés et peuvent ainsi soutenir les mutations organisationnelles et technologiques que les employeurs les embauchent. Mais ils ne reconnaissent pas cette certification dans les qualifications attribuées aux postes à pourvoir. Loin qu'il y ait une inflation de diplômes, il y a une déflation des qualifications des postes de travail à l'embauche.

Cette sous qualification de postes de travail exigeant une forte certification est le cœur de la contradiction dans laquelle est la jeunesse. D'où vient-elle ? Il y a certes l'atonie de la négociation salariale, verrouillée par un patronat qui ne discute que si l'on ne parle pas de salaires ; en cela les jeunes sont dans la même situation que le reste des salariés, et peu syndiqués ils pèsent encore moins. Mais il y a d'abord l'organisation de la sous-qualification des postes offerts aux jeunes dans le cadre des mesures-jeunes prises par l'Etat depuis 1977, qui ont fait du SMIC non pas le point de départ d'une carrière salariale à la qualification, mais la nasse dans laquelle sont enfermés durablement les primo entrants sur le marché du travail.

Là encore, on ne répétera jamais assez que loin de s'attaquer aux difficultés propres aux jeunes, les mesures-jeunes les créent. Je me souviens d'une anecdote très significative : une inspectrice réunit le personnel d'une école, chacun se présente, directrice, prof de CE2, etc… jusqu'au responsable de l'informatique qui se présente comme " emploi-jeune ", se définissant ainsi non pas par la qualification de son travail mais par la mesure dont il est l'objet et qui précisément, en le payant au SMIC alors qu'il a un DUT, nie sa qualification. Sans chercher en-dehors de l'université, songeons aux doctorants que nous désignons comme des " allocataires " dont la qualification est largement déniée dans le montant de ladite " allocation " alors qu'ils effectuent un travail qualifié qui devrait être reconnu par un salaire.

2. Le CNE-CPE est le début d'une attaque d'ampleur contre le droit du travail pour tenter de s'opposer à la revendication de sécurité sociale professionnelle


Le CPE n'est pas né comme ça, d'une démangeaison d'action d'un premier ministre volontariste : il est l'avatar le plus récent d'une contre réforme d'ampleur longuement préparée par le MEDEF et l'UMP et figure au centre du programme " de rupture " du candidat Sarkosy.

Ainsi, s'il prolonge sans surprise les mesures d'âge et leur effet dépressif sur les salaires et les qualifications, il innove en revanche, et de la pire façon, en matière de droit du travail.

Le CPE est, pour les moins de 26 ans, l'extension aux entreprises de plus de 20 salariés du dispositif du CNE, mis en place par ordonnance pendant l'été 2005 pour les entreprises de moins de 20 salariés. Ces deux expérimentations sont la première étape, si elles ne sont pas stoppées, vers un CNE pour tous qui permettra d'en finir avec tout le droit du travail qui depuis 1973 a créé progressivement le CDI.

Qu'est-ce que le CDI en effet ? C'est un contrat qui protège le salarié contre le licenciement de deux façons. D'une part, une loi de 1973 a renversé la charge de la preuve en imposant une énonciation écrite des motifs du licenciement : ainsi c'est maintenant à l'employeur de prouver que le licenciement a une cause réelle et sérieuse, ce qui limite sa marge de manœuvre et donne des atouts aux salariés dans leurs recours devant les prud'hommes.

D'autre part, une loi de 1975 et ses suites encadre le licenciement dans une procédure d'autant plus longue et contraignante pour l'employeur que le licenciement entre dans un licenciement économique collectif : obligation d'informer le comité d'entreprise qui peut faire une contre expertise et contester ainsi la légitimité de l'argumentation patronale (mais sans disposer d'un veto suspensif), responsabilité de l'entreprise dans le reclassement des salariés voire dans la ré industrialisation du bassin d'emploi.

C'est en contrepoint du CDI qu'a été défini le CDD. Au terme du contrat l'employeur n'a ni à justifier un licenciement ni à assurer un reclassement : il verse au salarié une prime de précarité égale 10% de la totalité des salaires qu'il lui a versés. Mais s'il rompt le contrat avant la fin, il doit justifier le licenciement et devra verser la totalité des salaires restant dus s'il ne peut prouver une faute lourde du salarié.

Les intentions des contre réformateurs sont connues, elles font l'objet de multiples rapports depuis le gouvernement Raffarin, en particulier les rapports Camdessus et Cahuc-Kramarz, et de fortes promotions médiatiques de la part d'universitaires comme Jacques Marseille : il s'agit de supprimer le CDI à l'occasion de la suppression du CDD. Compte tenu des abus considérables de son usage en particulier comme forme dominante du contrat d'embauche, la suppression du CDD au bénéfice d'une généralisation du CDI serait évidemment la bienvenue ! Mais ici il s'agit du contraire. La mise en place d'un contrat de travail unique va être l'occasion de supprimer les deux dimensions constitutives du CDI tout en réduisant les garanties attachées au CDD, comme on le voit avec le CNE, première étape de la contre réforme. L'employeur qui embauche un salarié dans le cadre du CNE peut le licencier sans notification écrite du motif, il lui doit une prime de 8% des salaires versés jusqu'au licenciement et, sur la même assiette, verse une taxe de 2% au service public de l'emploi.

Dans les intentions des contre réformateurs, que le CNE n'a pas encore entièrement concrétisées, le licenciement n'est donc plus une affaire d'ordre public, c'est une affaire du seul employeur : il n'a pas à le justifier à celle ou celui qui est licencié, et n'a à en rendre compte ni à la justice ni aux représentants des salariés. Dès lors qu'il verse une taxe au service public de l'emploi et qu'il respecte le préavis, le licenciement est réputé légitime.
Le versement de la taxe le dispense également de toute responsabilité dans le reclassement des salariés. Inversant le sens de la légitime revendication de sécurité sociale professionnelle, qui souhaite accrocher les droits sociaux à la carrière des salariés et non pas à chaque poste de travail isolé (par ex. en maintenant le contrat de travail entre deux emplois), les contre réformateurs préconisent de lier le droit au reclassement professionnel à la personne, et non pas à l'emploi.

Quelle est cette fameuse " personne " objet de toute leur sollicitude ? Non pas un salarié porteur d'une qualification qu'il met en œuvre dans un collectif de travail, qualification et collectif que la législation du CDI met au cœur de l'exercice concret du droit du travail et qui sont les points d'appui de la revendication de sécurité sociale professionnelle. Mais un individu tout nu défini par son manque d'employabilité et justiciable à ce titre d'une solidarité nationale. Licencié sans mention écrite du motif, il est remis au service public de l'emploi qui le " profile ", c'est-à-dire qui mesure son degré d'éloignement de l'emploi selon un barème. Une telle opération de tri à l'arrivée au guichet unique place d'emblée le licencié dans une définition en creux : sa qualification est niée, il est posé comme manquant plus ou moins d'employabilité. La mesure de ce manque est cruciale car elle commande toute l'opération tutélaire dont il va être l'objet : la rémunération de l'opérateur auquel le service public de l'emploi va sous traiter le reclassement du chômeur avec obligation de résultat sera d'autant plus grande que l'employabilité de ce dernier sera faible. Au bout d'un temps et d'un nombre de propositions refusées ou manquées, le chômeur doit accepter une tâche d'utilité collective et, au bout du compte, accepter tout emploi convenable.

Faut-il le souligner ? La garantie du reclassement tutélaire d'individus dont la qualification est niée est à l'inverse de la revendication de maintien de la qualification et du contrat de travail entre deux emplois qui est à la base de la revendication de sécurité sociale professionnelle. Là où celle-ci cherche à gommer le hiatus entre deux emplois en attachant la qualification à la personne de salariés posés dans leur appartenance à un collectif de travail qu'il faut en permanence faire évoluer, celle-là utilise les temps hors emploi pour disqualifier des individus qui vont faire l'objet d'un accompagnement tutélaire.

3. Trois réformes pour en finir avec les jeunes grâce à la sécurité sociale professionnelle

La première réforme qu'exige la grave dérive des emplois qu'ont organisée les mesures jeunes depuis 1977 est le doublement des salaires d'embauche. Il faut se fixer cet objectif sur plusieurs années, en organisant par un coup de fouet à la négociation collective interprofessionnelle et de branche les effets positifs en cascade qu'aura un tel doublement sur l'ensemble de l'échelle des salaires. La chute des salaires d'embauche est certainement la donnée la plus inquiétante des dernières décennies et elle constitue la base de la décélération de l'ensemble des salaires : leur doublement négocié sur quelques années (assortie de l'interdiction d'embaucher un diplômé comme stagiaire) sera le signal clair d'un changement de cap indispensable.

La seconde mesure est l'interdiction des mesures d'âge en matière d'emploi. La discrimination d'âge joue depuis 1977 un rôle croissant, à côté de la discrimination de genre ou de nationalité, pour exercer une pression à la baisse sur les salaires et la qualité des emplois. Il ne faudrait pas que, parce que les jeunes, comme les femmes depuis les années soixante, ont commencé depuis une dizaine d'année à se soulever contre les discriminations dont ils sont les victimes, une nouvelle cible soit visée par les discriminations, cible dont on sait déjà quelle elle sera quand on mesure l'ampleur de la victimisation dont elle est l'objet sous l'égide de la stratégie européenne de l'emploi : les seniors, ces plus de 55 ans dont le discours officiel et ses bons apôtres répètent à l'envi qu'ils n'ont pas assez de place sur le marché du travail et qu'il faut augmenter leur taux d'emploi. Si l'on a l'oreille rendue attentive par ce qui s'est passé pour les jeunes, avec 30 ans de propagande assidue pour les victimiser, les poser comme des " chômeurs " ayant du coup droit à des mesures compassionnelles qui ont organisé leur rôle de variable d'ajustement et de pression à la baisse sur les salaires, on ne peut qu'entendre la petite musique qui enfle aujourd'hui à propos du taux d'emploi des seniors que pour ce qu'elle est : la victimisation d'une nouvelle tranche d'âge qui va avoir droit à des " mesures " spécifiques. Les prémices de ces mesures-vieux sont les réformes des retraites qui allongent la durée de cotisation et rendent possible les cumuls entre faibles pensions et petits boulots, comme au bon vieux temps des années soixante, quand le jour de sa retraite on prenait vite un autre emploi dévalorisé dans le gardiennage ou le nettoyage, et bien sûr, … comme par hasard, les " contrats seniors " qui sont apparus à l'automne dans la foulée du CNE. Maintenant que nous sommes avertis des conséquences dramatiques d'une naturalisation de l'âge en matière d'emploi des jeunes, il faut obtenir l'interdiction de la caractérisation comme " senior " d'un salarié et plus généralement l'interdiction de tout critère d'âge en matière d'emploi.

La troisième mesure est l'attribution systématique du SMIC de la fin de la scolarité obligatoire au premier emploi comme première étape de la sécurité sociale professionnelle. Cette mesure est elle aussi fondamentale et va concourir à soutenir la revendication de doublement des salaires d'embauche. De même que les retraités touchent du salaire après leur dernier emploi, les jeunes ont le droit de toucher du salaire (et non pas une allocation tutélaire) avant leur premier emploi, cependant que le chômage disparaît par maintien du contrat de travail entre deux emplois.

Concluons sur la question du financement de l'attribution du SMIC entre 18 ans et le premier emploi ainsi que du doublement du salaire d'embauche ? La centaine de milliards d'euros nécessaires représenterait une hausse de 6 à 7 points de PIB, à étaler sur plusieurs années. C'est parfaitement absorbable, comme l'a été l'attribution de pensions aux retraités (qui représentent aujourd'hui plus de 12 % du PIB), dès lors que l'on considère qu'il s'agit d'attribuer une valeur à du travail déjà-là : les jeunes, qu'ils soient actifs ou étudiants, ont une activité productive utile, et la reconnaître au SMIC (pour ceux qui n'ont pas d'emploi) ou par des salaires d'embauche plus élevés est aussi légitime et pas davantage inflationniste que de reconnaître dans des pensions l'utilité du travail des retraités. Cela suppose évidemment que nous combattions la réaction monétariste qui depuis les années 1980 met en cause la hausse des salaires, des cotisations sociales et des impôts.


Bernard Friot
Professeur de sociologie
IDHE - Université Paris X - Nanterre


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