Dans son entretien
avec Anne-Marie Métailié, " La "jeunesse" n'est qu'un mot ", paru en 1978
dans le livre Les jeunes et le premier emploi (étrange coïncidence), Pierre
Bourdieu revient sur le concept de jeunesse qui, à ses yeux, dissimule
derrière les traits de l'évidence naturelle (les jeunes, ça existe !)
un pur construit social (à quel âge cesse-t-on d'être jeune ?). " Ce que
je veux rappeler, c'est tout simplement que la jeunesse et la vieillesse
ne sont pas des données mais sont construites socialement, dans la lutte
entre les jeunes et les vieux. "
Si la " jeunesse " n'est qu'un mot, c'est en effet qu'elle masque deux
problèmes clé : d'un côté l'opposition de génération entre les jeunes
qui sont privés du pouvoir sur la société et les vieux qui possèdent (pour
une partie d'entre eux) ce pouvoir ; de l'autre l'opposition de classe
entre des jeunes (des milieux aisés) qui pourront accéder à l'âge adulte,
caractérisé par une situation professionnelle stable et une intégration
réussie, et des jeunes (des milieux populaires) qui seront toujours considérés
comme des enfants, renvoyés à une éternelle jeunesse faite de contrats
précaires.
Nous aimerions analyser en quoi le CPE constitue de ce point de vue un
rite de passage dévoyé. En effet, si la période probatoire prévue par
le CPE est censée s'appliquer à tous les jeunes pour leur permettre de
passer à l'âge adulte (le fameux CDI), elle constitue en fait un sas renvoyant
une partie de ces " jeunes " (pas n'importe lesquels) dans la jeunesse,
synonyme d'instabilité et d'éternel renouvellement du rite de passage.
En ce sens, le CPE incarne bien cette double logique d'opposition entre
les " jeunes " et les " vieux " et au sein de la jeunesse entre les "
jeunes destinés à devenir vieux " et les " jeunes éternellement jeunes
". Et ce n'est pas un moindre paradoxe que l'éternelle jeunesse tant vantée
dans les publicités soit ici synonyme de disqualification.
En quoi le CPE constitue-t-il un rite de passage ?
Les rites de passage sont des institutions présentes dans toutes les sociétés
humaines. Ce sont des rituels qui visent à marquer le changement de statut
social chez un individu, le plus souvent du fait de son âge (le passage
dans une nouvelle tranche d'âge). En soumettant tous les individus ayant
atteint un même âge à un rituel, le plus souvent difficile, il s'agit
à la fois de créer une solidarité de fait entre ces individus mais aussi
de leur imprimer un respect de l'institution qui les a soumis à ce rituel
et à laquelle ils entendent s'intégrer. Ainsi, les rites de passage visent
à faire intégrer à l'individu les trois principes de fonctionnement d'un
groupe décrits par Alain Touraine : le principe d'identité (Nous / les
membres du groupe), le principe d'opposition (Eux / ceux qui n'appartiennent
pas au groupe) et le principe de totalité (l'existence d'un projet collectif
partagé par l'ensemble des membres). Ils se déroulent généralement en
trois temps :
1) Une séparation de la vie normale ;
2) un état intermédiaire entre deux statuts avec mise en place de rites
de transformation et de purification;
3) une réintégration de la vie normale avec le nouveau statut.
Le plus souvent, ces rites de passage recèlent une certaine violence,
car ils supposent que l'individu " fasse sa mue ", abandonne ses caractéristiques
passées pour entrer dans le nouveau statut de membre de plein droit du
groupe. Le bizutage pratiqué dans certaines écoles en est un exemple paradigmatique,
puisque le nouveau venu doit subir un certain nombre d'humiliations avant
d'être enfin considéré comme un membre à part entière du groupe (et donc
admis à " initier " les novices).
Le CPE peut apparaître à bien des égards comme un rite de passage. Non
seulement il concerne tous les membres d'un même groupe d'âge (les moins
de 26 ans) mais il vise à les faire passer par les mêmes conditions avant
de leur donner éventuellement droit à un même statut. De fait, la période
probatoire de 2 ans constitue une séparation de la vie normale de salarié.
Pendant cette période (comme pendant la période de stage), le " novice
" est privé des droits fondamentaux dont dispose un salarié. Il n'a pas
le droit de revendiquer quoi que ce soit, sous peine d'être licencié à
tout moment. Il n'est donc pas à proprement parler un véritable salarié.
Certes, il vit au contact des autres salariés, dont certains partagent
son statut, mais cette présence lui rappelle en permanence " l'écart "
qui le séparent de ces salariés de plein droit et la menace qui pèse à
tout moment sur lui d'être rejeté dans son statut initial de jeune chômeur.
Son passage à l'état de salarié de plein droit de l'entreprise est donc
incertain pendant cette période de deux ans.
Le CPE, remplit de ce fait un double rôle du point de vue de la société
comme du point de vue du jeune salarié. Du point de vue de la société
(ou du moins de l'entreprise), le CPE vise à d'abord à assurer une sélection
des " aspirants " en déterminant quels sont les jeunes qui ont les capacités
de devenir des salariés de plein droit. Par ailleurs, il assure aussi
une régulation des comportements de ces individus en leur imprimant la
docilité et le respect de l'institution. En effet, les jeunes qui " survivent
" à la période probatoire, se sont montrés capables de faire leur mue
pour accepter sans protester toutes les règles inhérentes à la société
(ou du moins à l'entreprise) dont ils font désormais partie. Ils sont
prêts à faire société (commerciale).
Qu'assure le CPE au " novice " ? De ce point de vue, le CPE fonctionne
véritablement comme un rite de passage puisqu'il " distingue " ceux qui
le réussissent. Le jeune salarié qui sort de la période probatoire avec
le nouveau statut d'adulte salarié, ne partage plus rien de commun avec
celui ou ceux qui ont échoué. Il est un " élu " du CPE et ne peut donc
plus comprendre les plaintes de ceux qui n'ont pas su réussir l'épreuve.
Certes, il peut partager avec eux un certain nombre de protestations sur
le caractère absurde et parfois cynique de cette sélection mais après
tout elle endurcit le caractère et pour celui qui a su la passer, elle
n'est que provisoire. Et puis surtout elle a fait de lui un homme nouveau
qui comprend beaucoup mieux le mérite nécessaire pour prétendre à un vrai
statut de salarié.
Pour considérer le CPE comme un rite de passage fonctionnant à plein,
il faudrait néanmoins que les règles du " passage " soient légitimes et/ou
que le statut sur lequel déboucherait la période probatoire fasse l'objet
d'une intense valorisation. Mais que se passe-t-il dès lors que les dés
sont pipés et que le nouveau statut ressemble étrangement à l'ancien ?
En quoi le CPE constitue-t-il un rite de passage dévoyé ?
Le CPE en tant que rite de passage légitime dans les statuts et les mentalités
illustre la double inégalité fondamentale à tout rite de passage : l'inégalité
de l'âge (d'un côté les jeunes qui ne peuvent prétendre être de vrais
salariés, de l'autre les adultes salariés de plein droit qui ont réussi
la période probatoire) ; l'inégalité de classe (les jeunes peu qualifiés
appartenant aux milieux populaires sont " plus jeunes " que les jeunes
très qualifiés des milieux aisés). Mais, cette double inégalité pose le
problème de la légitimité même du CPE en tant que rite de passage.
D'abord, considérons les populations qui risquent d'être soumises au CPE.
Ces populations n'ont bien évidemment pas les mêmes caractéristiques,
en termes de diplômes, de secteurs d'activité, de ressources relationnelles…
et donc d'accès à l'emploi. De fait, le taux de chômage 1 à 4 ans après
la fin des études est de 43,4 % pour un homme avec un niveau de diplôme
inférieur ou égal au brevet contre 22,5 % pour un homme ayant un CAP/BEP
ou équivalent, 16,1 % pour un homme ayant un bac et équivalent et 11,9
% pour un homme ayant plus du bac (ces taux sont respectivement de 47
%, 27,8 %, 20,6 % et 10,2 % pour les femmes). Ces inégalités de chômage
entre les personnes sortant du système scolaire, dont la majeure partie
ont moins de 26 ans, montrent la diversité des situations de ces jeunes
vis-à-vis du chômage.
Le CPE risque de renforcer cette hétérogénéité des situations des jeunes
vis-à-vis de l'emploi, parce que son usage par les employeurs peut en
faire un CDD ou un CDI de fait. Or, et c'est un point important, cette
répartition du CPE entre ceux qui en sortent par le haut et ceux qui en
sortent par le bas ne sera sans doute pas le fait du hasard mais risque
de recouper la dichotomie déjà installée sur le marché du travail des
jeunes entre des jeunes très qualifiés dont le statut de salarié est stable
et garanti et des jeunes peu qualifiés dont le statut sur le marché du
travail est déjà précaire. Pour les jeunes dont les diplômes et les compétences
sont activement recherchés par les entreprises, le CPE risque de ressembler
à un CDI et dans ce cas la période probatoire n'en sera pas vraiment une.
Au contraire, pour les jeunes dont les diplômes ou les compétences sont
faiblement reconnus et qui sont présents dans des secteurs traditionnellement
pourvoyeurs de CDD, il est probable que le CPE ne soit qu'un CDD déguisé
et que la période probatoire ne débouche dans ce cas sur aucun statut
pérenne. Dans un tel contexte, le CPE ne joue pas véritablement le rôle
de rite de passage, puisque le passage se fait automatiquement pour les
uns et pas du tout pour les autres.
Le deuxième aspect concerne les débouchés du CPE. Le système mis en
place à travers le CPE (pour les personnes de moins de 26 ans) et le CNE
(pour les employés des entreprises de moins de 20 salariés) et peut-être
à terme par le contrat unique, peut conduire à faire de la vie entière
du travailleur un rite de passage où l'individu doit en permanence faire
ses preuves. Prenons l'exemple d'un jeune travailleur sorti du système
scolaire avec une qualification peu reconnue. Il peut être amené à faire
un stage (non rémunéré) dans une première entreprise, un second stage
(faiblement rémunéré) dans une autre entreprise qui l'embauche en CPE
(progrès majeur : la durée du stage est déduite de la période probatoire
!) puis licencié sans motif avant le terme de cette période probatoire,
réembauché 3 mois après sur un autre CPE dans la même entreprise puis
licencié le jour de ses 26 ans, réembauché en CNE… Ce cas volontairement
caricatural et dont l'avenir nous dira s'il est possible permet néanmoins
de mettre en avant la limite du CPE/CNE comme rite de passage. En effet,
ce qui se dessine, c'est la possibilité pour un salarié d'aller de périodes
probatoires en périodes probatoires, sans jamais faire ses preuves. Le
rite de passage ne conduit donc pas à une entrée dans un statut de plein
droit mais dans un nouveau rite de passage qui a son tour ne débouchera
pas forcément sur ce statut.
Dès lors que le CPE révèle donc les inégalités de situation entre les
" jeunes " et qu'il ne débouche pas sur l'Eldorado qu'il promet, il ne
peut fonctionner véritablement comme rite de passage et sa capacité à
intégrer les " jeunes " à la société (via l'entreprise) est largement
soumise à caution. Dans ce cas, les contreparties supposées par tout
rite de passage (docilité et respect de l'institution) sont elles aussi
hypothétiques. Un système qui n'intègre plus est amené à fonctionner comme
repoussoir. Dans ce cas, le CPE, loin de favoriser le passage des jeunes
à l'entreprise, risque bien au contraire d'assurer un passage à la contestation.
L'idée d'une " jeunesse contestataire " ne serait dès lors plus un simple
mot.
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