LA GREVE, APPRENTISSAGE DE LA DEMOCRATIE

Par Fabien Robertson - Collectif Première Embûche Nanterre


Les luttes étudiantes actuelles présentent un fait assez inédit : l'opposition d'un nombre conséquent d'étudiants au blocage, et ce indépendamment de leur position sur le CPE. Il y a là quelque chose d'étonnant pour qui a connu les luttes étudiantes précédentes. Non que, dans ces luttes, tout le monde se satisfasse de l'arrêt de la majorité des cours, mais le mécontentement ne s'exprimait pas avec une telle véhémence. En ce qui concerne notre situation actuelle, si on laisse de côté les tentatives d'instrumentalisation de la part d'organisations étudiantes proches du gouvernement, il y a forcément là quelque chose de légitime. Au moins une inquiétude. C'est la force et la manifestation de cette inquiétude qui sont inédites.

A vrai dire, l'inquiétude des étudiants par rapport à leur avenir est le point commun de tous ceux qui s'opposent sur les questions de la grève et du blocage. Si ce souci de la formation et de la qualité des études les réunit, il ne s'exprime pas du tout de la même manière. Dans un cas, il s'exprime par des actions collectives, et dans l'autre, de manière plus ou moins visible, dans le désir de continuer à suivre les cours normalement malgré ou pendant la mobilisation.

La question est simple : est-il seulement possible de continuer la tenue des cours, même sans sanction pour les grévistes, sans qu'il y ait blocage ? Hélas, non. Tout le monde, même les grévistes, rêverait d'actions ponctuelles et spectaculaires, régulières, qui forceraient la décision du gouvernement sans usage de la force. Il s'avère que c'est impossible et il y a deux raisons à cela : la première, c'est que la continuité de la mobilisation est extrêmement difficile si les cours, exposés, travaux, interrogations et partiels reviennent, si chacun est tenu à ses obligations scolaires ; deuxième raison : c'est actuellement que tout se joue, et il faut une mobilisation aussi massive que possible pour atteindre l'objectif premier, à savoir le retrait du CPE. A-t-on jamais vu une mobilisation nationale des universités, dont les revendications soient satisfaites, sans grève et sans blocage ? Hélas non. Il faut mener des actions originales et spectaculaires. Mais sans le blocage, le fait est que la plupart des étudiants n'y participent pas. Il faut un véritable élan collectif et c'est toujours difficile à mettre en place dans les universités. Cet élan, il est présent aujourd'hui. C'est rare. Il faut le démultiplier, et pas le freiner.

Autre chose, qui est tout aussi important : la grève est bien plus qu'un moyen de pression politique et elle n'est pas seulement une contrainte, que certains s'imposeraient et imposeraient aux autres. Si la grève apporte son lot de désagréments (faire 4 heures de train, rater un cours), elle a une capacité indéniable : faire de l'université autre chose qu'un lieu de passage, où l'on vient chercher sa quantité régulière de savoir pour ensuite revenir chez soi. Il s'agit de faire de l'université un lieu public, un lieu de rencontre, un lieu de vie politique, au sens le plus noble que ce terme puisse avoir. Il faut vraiment faire la mesure entre ces désagréments quotidiens et ce qui se joue là, maintenant. Certes, la démocratie telle qu'on la voit en assemblée générale paraît imparfaite, parfois balbutiante et brouillonne, elle répète souvent des erreurs passées. Et alors ? Elle n'a certes pas les contours clairs et ordonnées de la démocratie parlementaire (et encore…), mais elle dispose chacun à la discussion et à l'action commune mieux que n'importe quelle élection… et mieux que n'importe quel cours. Alors, certes, la démocratie, telle que nous la voyons dans les mouvements qui agitent l'université, n'est pas parfaite. Mais aucune ne l'est. Il est difficile de penser qu'une démocratie où les représentants agissent arbitrairement entre chaque élection soit meilleure et plus raisonnable. Il est illusoire de prétendre qu'elle donne plus de place au citoyen qui sommeille en chacun de nous.

Si on laisse de côté les revendications et les objectifs poursuivis, il faut voir que cette démocratie en train de se faire est un lieu où l'on apprend en commun, où l'on se saisit d'enjeux politiques, où l'on peut enfin sortir de son petit univers restreint et privé. Il y aussi d'autres moyens de rencontrer des enjeux publics, mais peu d'entre eux obligent tant à se saisir d'outils réflexifs et, surtout, à prendre autant aux sérieux les enjeux sociaux qui font en principe la matière de nombre des cours d'université.

On peut avoir un rapport scolaire et passif au savoir. On peut réussir de cette façon, on peut sans trop de souci décrocher un diplôme élevé et on peut même trouver un travail de qualité. Mais on aura perdu tout ce qui fait la sève du savoir universitaire, au moins dans les sciences humaines, en droit ou en économie : une réflexion ouverte sur l'homme en société. L'université française est en difficulté, en crise même. Mais elle garde une certaine supériorité, considérable, sur un ensemble d'autres systèmes qui lui sont opposés : elle offre la chance au plus grand nombre d'approcher et, si possible, de se saisir de ce type de réflexion. L'occupation de l'université est l'occasion d'approcher, par un certain biais, ces enjeux, par la discussion et par l'action en commun, par la coopération et aussi par le conflit. Il faut que les étudiants en profitent. Ceux qui seront restés trop à l'écart seront passés à côté de quelque chose, quelque chose de précieux. Qu'est-ce que rater quelques cours à côté de ça ? Rien, ou si peu.


Fabien Robertson
ATER SSA
Paris X Nanterre


- Télécharger ce texte (format .pdf) -


***
RETOUR AU SITE
Collectif Première Embûche - Nanterre


Réagir: cpenanterre@no-log.org

***
Haut de la page