Après avoir mesuré toute l'inconséquence du "chômage des jeunes" (cf. papier 1) et bien que d'un point de vue sociologique ou anthropologique toute division entre les âges n'est finalement qu'arbitraire et symbolique, intéressons-nous à ce grignotage du droit au travail et au salaire qui touche les jeunes et les moins jeunes (il est d'ailleurs idiot de parler de "guerre des générations", puisque aujourd'hui, le retraité, comme le jeune ou le cadre de moins en moins dynamique pour cause de stress en prennent tous pour leur grade). Reprenons une étude des sociologues Christian Baudelot et Roger Establet développée dans l'ouvrage Avoir 30 ans en 1968 et en 1998. En comparant la jeunesse de 1968 à celle de 1998, ils cherchent à comprendre pourquoi pour les jeunes générations d'aujourd'hui, les relations qu'entretient le monde de l'entreprise avec les jeunes divergent radicalement des relations "harmonieuses" qu'ils connaissent en général au sein de leur famille. Cette divergence est contemporaine, "il n'en a pas toujours été ainsi". Pour faire simple, jusque dans les années 1975, les plus jeunes pouvaient se sentir aussi bien reconnus dans l'entreprise que dans la famille. Comment expliquer cela ? Cette harmonie reposait sur le salaire et l'évolution des rémunérations tout au long de la vie active. Comment cela fonctionnait ? Pendant les "années de croissance", on pratiquait ce qu'on appelle communément "le coup de pouce au salaire d'embauche", ceci impliquait : 1. les écarts de salaires entre classes d'âge étaient limités 2. en même temps les aînés étaient toujours mieux payés et le salaire continuait d'augmenter tout au long de la carrière. Ainsi l'expérience des anciens était aussi valorisée que les certifications scolaires plus hautes des jeunes. Il n'y avait pas de mise en concurrence explicite : "l'avantage de ce compromis équilibré fondé sur l'embauche à salaire croissant était double : l'expérience des anciens était respectée, et la valeur des jeunes reconnue." Autour de 1975, ce modèle salarial d'embauche à salaire croissant est fortement remis en cause. Les salaires d'embauche entrent dans une période de stagnation ou de récession. Un décrochage va s'opérer entre le salaire des plus jeunes et celui des plus anciens. Arrêtons-là avec ce récit qu'on peut trouver un peu trop lisse et donnons en contrepoint le scénario contemporain qu'on propose aux jeunes et aux moins jeunes. On passe aujourd'hui de ce système doublement intégrateur à un système salarial doublement "désintégrateur" : 1. Des "vieux" salariés trop chers doivent dégager de l'entreprise. Il faut diminuer les pensions des retraités ou les futures pensions des futurs retraités qui "coûtent" également trop chères. Dans ces deux cas, c'est l'expérience, le travail (contraint et libre) des salariés qu'on dévalorise ou qu'on refuse de reconnaître. 2. Les jeunes (bien que leur niveau de formation soit de plus en plus élevé, sauf peut-être en grec et en latin…) doivent être embauchés pour des salaires le plus proche des minima, ou pour des salaires bien inférieurs aux minima avec une subvention de l'Etat pour l'employeur. Dans ces deux cas, on refuse de reconnaître leur plus ou moins haute formation (et, pour la plupart par exemple, leur maîtrise des outils informatiques). D'autant qu'ils sont bien souvent surqualifiés pour ce qu'on daigne leur proposer… Bien que l'expression soit fallacieuse, on peut au moins dire et redire que le "coût de la main d'œuvre" sera toujours trop cher pour tous les propriétaires d'un quelconque capital à faire fructifier et, dans ce contexte, on privilégiera toujours des mesures du type CPE, "SMIC jeune", stages non rémunérés, aide aux employeurs, etc. (cf. papier 2) Evidement tout ceci avec les lamentations habituelles patronales (et parfois même syndicale), avec les injonctions d'hommes politiques sans projet autre que destructeur d'un lien social toujours à réinventer. C'est "la faute à la mondialisation", "on ne peut pas faire autrement", "on est plus dans les trente glorieuses", "le salaire joue contre l'emploi", "il faut que tout le monde se retrousse les manches", c'est "la crise". La "crise" justement, tout jeune de moins 30 ans, la connaît bien : il est né avec. Mais il sait également qu'il ne peut pas la prendre au sérieux. Nos sociétés sont de plus en plus riches, génèrent de plus en plus de richesses (pour le meilleur comme pour le pire…). Et on ne lui fera pas croire que notre société est dans une situation pire qu'au sortir de deux guerres mondiales lorsque nos systèmes de protection sociale se généralisaient ! La dynamique essentielle de toutes ces contre-mesures, c'est qu'elles proposent aux jeunes une entrée dans le salariat non pas par la grande porte, mais par la petite fenêtre des latrines ! Revendiquer le droit au salaire ou un statut de salarié à part entière "parce que vous le valez bien" plutôt qu'un statut de "jeune salarié" sous tutelle (patronale et étatique) " en attendant mieux, en attendant que vous ayez fait vos preuves…" Qu'est-ce que ça veut dire ? Evidemment, il ne s'agit pas de dire que le salariat c'est "vraiment trop chouette" (celui-ci mêle toujours aliénation et émancipation, temps contraint et temps libre, il présente de nombreuses inégalités, discriminations, etc.) Revendiquer un droit au salaire ou un statut de salarié, c'est insister sur le fait que c'est par un statut solide et non dévalorisé qu'on se donne les moyens de construire un projet de vie, de tisser du lien social et aussi dans une certaine mesure de sortir de l'assujettissement salarial (par la possibilité d'avoir des périodes de chômages, de formations, de loisir, de "parentalité" et enfin de retraite, sans avoir de problème de ressource). C'est également pouvoir disposer d'une partie de son temps pour le milieu associatif, pour réfléchir à des modes de production et de consommation non destructeurs de l'environnement, etc... Finalement c'est ouvrir l'espace des possibles européens (puisque l'enjeu ne peut plus être seulement national). C'est se donner la possibilité de faire des choix alors que de nombreux acteurs politiques affirment qu'il "n'y a pas de choix", qu'il "n'y a pas d'alternative" et donc pas de POLITIQUE. |
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