Dans le contexte récent, l'emprise d'une représentation consensuelle des
rapports sociaux a largement érodé la politique; et, à tout le moins,
en a annulé les dimensions agonistiques, polémiques. Parallèlement à cette
représentation pacifiée de la vie collective et à cet effet d'usure du
politique, la question de la violence et du mal comme expériences traversant
les relations entre les hommes a fait chez certains l'objet d'une liquidation
quasi-totale.
Par une sorte de singulier regard sur les causes de la barbarie dans l'histoire
on a parfois cru voir qu'avec "l'effacement des déchirements de l'âge
révolutionnaire", "le renoncement aux perspectives insurrectionnelles
violentes", nous serions rentrés dans des sociétés vidées de leurs tensions,
résolument livrées à l'indifférence et à la désaffection. Comme si, la
violence ne tirant son principe que des promesses révolutionnaires, des
utopies et des eschatologies, la fin de celles-ci nous mettait à l'abri
des convulsions et des corruptions. Dans un bilan résolument euphorique
de la fin du totalitarisme, appuyé sur des raisonnements pour le moins
filandreux, récupérant médiatiquement les acquis d'une authentique pensée
critique des formes modernes de la domination, l'effondrement du bloc
de l'Est, nous annonçait-on, devait faire advenir un âge paisible jusqu'à
l'ennui.
On voudrait, dans un premier temps, donner un éclairage sur cette représentation
consensuelle à partir de quelques types d'énoncés plus particulièrement
significatifs de la conjoncture, mais l'on souhaiterait surtout, marquer,
en précisant l'analyse et en affinant les enjeux, l'incidence de cette
représentation sur les travaux qui se distinguent des célébrations, de
l'hédonisme pour traiter de la question de "l'exclusion" ou de la "nouvelle
question sociale".
Si, en effet, des essais et des ouvrages récents ont démontré les résultats
dirimants des discours saluant la fin "démocratique" de la politique et
rappelé l'envers haineux de nos mœurs pacifiées : montée du racisme et
du Front National, néo-tribalisme subculturel, communautarisme ethnique,
intégrismes, etc. , les théoriciens et les praticiens contemporains du
social, tout en traitant des maux et des violences qui traversent nos
sociétés, ont peut-être bien trop concédé aux désinvestissements conjoncturels
de la politique dans leurs analyses.
Un second mouvement tentera donc de montrer comment, en dépit de leurs
efforts pour repenser la conjoncture à partir de l'idée d'inégalité et
en rompant avec les discours de l'autosuffisance individualiste, ces sociologies
ou ces philosophies restent prises dans une conception du social dans
laquelle la division demeure subordonnée à une représentation unitaire.
L'on cherchera ainsi une orientation différente. L'on essaiera d'appréhender
les enjeux politiques et sociaux présents à partir d'une problématique
soulignant le tort institutif du rapport "d'exclusion".
LES NOUVEAUX DISCOURS DU CONSENTEMENT
Le livre de Gilles Lipovetsky L'Ere du vide, publié dès le début des années
80, est à plusieurs titres symptomatique, et même caricatural, d'une conjoncture
intellectuelle qui a fait fête à l'idée consensuelle. A partir d'une lecture
des remarques de Tocqueville sur la démocratie, dont on peut dire qu'elle
glose l'intitulé d'un des chapitres de La démocratie en Amérique, "comment
les mœurs s'adoucissent à mesure que les conditions s'égalisent", l'auteur
promet dans son livre une réconciliation harmonieuse des hommes à l'œuvre
d'ores et déjà dans le récent procès de personnalisation qui caractérise
la modernité tardive. Dans les mœurs et comportements désaffectés de ses
contemporains, il voit les traces d'une sociabilité démocratique qu'il
met à l'enseigne du cool et du fun. "Privatisation exacerbée des individus,
divorce entre les aspirations et les gratifications réelles, perte de
la conscience civique, ne sont pas l'expression d'un "déclin de la démocratie"
mais d'une demande de pluralité; le souhait "d'agencer un individu décrispé,
fair-play, ouvert aux différences" (op. cit., 196).
Qui plus est, la promesse du temps nouveau s'accompagne ici d'une liquidation
des événements et des pensées qui ont mis au centre de la modernité la
question du mal. "Tout se passe comme si, sous le choc des deux guerres
mondiales, des camps nazis et staliniens, nos contemporains se refusaient
à enregistrer (...) l'irrésistible mouvement de pacification de la société..."
(ibid., 196), déclare Gilles Lipovetsky, en nous pressant de franchir
le pas, et de sauter d'un bon dans la nouvelle ère.
Un vaste lessivage de ce qui constitue, les lieux d'enracinement de la
réflexion moderne sur l'éthique et le politique, mais aussi de deux des
grands noms qui ont réitéré avec insistance la question du mal dans la
modernité, (Marx et Freud) préside à l'instauration d'un règne de félicité
. Avec ce XXIème siècle et la démocratie post-moderne, aurait ainsi pris
fin le vieux passé barbare et nous pourrions remiser tout l'attirail du
soupçon critique au musée de l'histoire des idées.
Bien évidemment, non sans d'ailleurs une certaine proximité dans l'argumentation,
un autre texte symbolise cette ascendance médiatique de l'optimisme intellectuel
sur le meilleur des mondes possibles : l'article retentissant de F. Fukuyama.,
"La fin de l'histoire" (FUKUYAMA, 1989). Même si c'est, cette fois sur
le mode minimaliste d'un Eden technologique et utilitariste, le "triste"
paradis libéral que nous annonce le philosophe américain n'en est pas
moins l'achèvement des maux fondamentaux qui ébranlaient l'humanité historique.
"La lutte pour la reconnaissance, la disposition à risquer sa vie pour
une cause purement abstraite tout cela, nous est-il expliqué, sera remplacé
par le calcul économique, la quête indéfinie des solutions techniques,
les préoccupations relatives à l'environnement et à la satisfaction des
exigences de consommateurs sophistiqués" (loc. cit., 469). Dans le livre
qui a suivi l'article, F. Fukuyama nous convie une nouvelle fois à célébrer
l'avenir radieux qui nous vient et à chanter ses louanges : "aujourd'hui,
est-il dit, nous avons du mal à imaginer un monde qui soit radicalement
meilleur que le nôtre, ou un avenir qui ne soit pas radicalement démocratique
et capitaliste" (FUKUYAMA, 1992, 72), et de poursuivre en se demandant
"n'est-il pas temps, à la fin du XXe siècle de secouer notre pessimisme
?" (ibid., 77). L'on peut voir que pour parler "démocratie" l'auteur ne
s'embarrasse pas des subtilités des penseurs anti-totalitaires laissés
tout au plus en bas de page. Dans une identité saisissante avec L'Ere
du vide, ce triomphe de la "démocratie" n'est pas abordé comme événement
politique mais associé "à la diffusion inéluctable de la culture de la
consommation occidentale" des "téléviseurs couleurs omniprésents en Chine"
à la "passion du rock qui sévit aussi bien à Prague qu'à Téhéran" (FUKUYAMA,
1989, 458).
DES LOGIQUES CONSENSUELLES AUX LOGIQUES DE L'INTEGRATION
Qui fait l'ange fait la bête... dans la conjoncture, la liquidation euphorique
du soupçon a conduit au consentement un peu niais aux lois du marché,
à moins qu'elle n'ait répondu à l'image que se faisaient d'eux-mêmes les
"nantis". Les attitudes et les discours politiciens une fois que le chômage
eut atteint des proportions de masse, s'en sont ressentis. Dans les propos
publics, en effets, l'invocation des contraintes du marché allait de paire
avec l'image consensuelle, homogène de la société et, soufflant le chaud
et le froid, l'idée d'une lutte commune contre le chômage équilibrait
les arguments techniques et déterministes sur l'économie. Plus récemment
l'image d'un peuple uni et soudé autour de ses dirigeants dans l'adversité
s'est vue redoublée d'un vieil énoncé qui a souvent accompagné celle-ci
: le thème du parasitage . N'a-t-on pas entendu un premier ministre commencer
son "discours social" en s'attachant d'abord à dénoncer la "culture RMI"
ou "les faux-chômeurs" ?
Dans les faits, derrière les propos lénifiants sur la solidarité, à mesure
du déclin du nombre des emplois, l'on a surtout entendu les palinodies
navrées sur les nécessités objectives et les exhortations, aujourd'hui
coutumières, invitant chacun à attendre et à laisser faire l'œuvre du
temps . Une rhétorique du double discours, dont on n'a peut-être pas tout
à fait mesuré les conséquences néfastes sur le politique, a consisté à
arguer de la communauté, voire de la communauté nationale, alors que l'expérience
des classes populaires ou des fractions plus particulièrement vulnérables
de la population attestait de la division, de la marginalisation et de
l'inégalité.
L'un des paradoxes des travaux ayant traité récemment de la question sociale
est d'avoir simultanément récusé les énoncés en terme de solidarité nationale
afin d'en déjouer les impostures, mais sans pour autant sortir du paradigme
de l'unité et de la nation sinon pour l'authentifier.
Ainsi récemment le travail de Robert Castel, a tenté de sortir du discours
de l'exclusion en ce qu'il ne donne qu'une image à courte vue, ne s'attachant
qu'à la dimension visible des enjeux . Le livre, Les métamorphoses de
la question sociale, souligne les logiques "d'externalisation" qui permettent
à l'entreprise de donner une plus grande souplesse à la main-d'oeuvre
en ne se préoccupant que de son efficacité sur le marché et en déléguant
à l'Etat-providence seul, la part dévolue à la solidarité.
Mais si chez Castel le concept de désaffiliation est élaboré contre la
concordance idéologique de l'individualisme et du consensualisme, car
d'emblée l'ensemble du dispositif théorique de l'auteur s'oppose à une
lecture non divisée du social en rétablissant l'idée de rapports mettant
en jeux des intérêts et des groupes, il semble plus embarrassé en ce qui
concerne les modalités d'une mise en sens politique de ces rapports.
On peut dire que la reconnaissance du caractère contradictoire et violent
des effets d'exclusion de l'entreprise dans la société, suspend simultanément
la question de leur mise en sens collective comme tort . Si les causes
du rapport de vulnérabilisation des salariés sont analysées avec précision,
le sociologue ne va pas jusqu'à les mesurer comme un dommage fait à un
groupe et en tant que tel justiciable au nom de la communauté. Il est
conduit à ne donner pour réponse à la question sociale qu'un modèle intégratif,
de type institutionnel, sans figures de transversalité.
C'est ainsi que, d'une manière significative, les quatre prospections
auxquelles se livre pour conclure les Métamorphoses de la question sociale,
ne laissent pour visibilité aux manifestations de la protestation ou de
la résistance populaires que le surgissement émeutier dédaignant toute
éventuelle apparition politique du peuple. La métaphore du rassemblement
guerrier, de tout évidence, est préférée au paradigme du conflit (CASTEL,
1995, 455). La dégradation de la solidarité, est-il expliqué, "interpelle
l'Etat dans sa fonction régalienne de sauvegarde de l'unité nationale"
(ibid.) . Tout se passe comme si, la division étant posée, sa signification
collective et politique était déniée, Castel retrouvant, seulement sur
un mode dramatisé, l'appel à la communauté unie et rassemblée.
Il y a là une cécité inhérente à la démarche centrée sur l'incorporation
des classes populaires à la société salariale . Car l'idée d'une figure
adversative ou seulement alternative ne saurait faire l'économie de l'étude
des productions symboliques et imaginaires d'un groupe, d'une classe ou
d'un mouvement. Comme le montre un travail qui s'est opposé à la représentation
schématique de l'histoire du mouvement ouvrier et de sa promotion à une
conscience de classe, La formation de la classe ouvrière anglaise, de
Edward P. Thompson, la tessiture de sens élaborée par les récits, les
libelles et les proclamations, est constitutive de la conscience que se
donne un groupe et des projets de lien communautaire qu'il pose en regard
d'une conjoncture. Il est donc essentiel, même pour traiter la question
sociale aujourd'hui, de suivre les modes d'expression et d'apparition
par lesquels le peuple a pu surmonter le déni de son existence politique
par les dominants et a déjà su donner historiquement un sens à l'expérience
de son exclusion.
Qu'on regarde les discours ouvriers d'hier ou les propos plus triviaux
des jeunes des banlieues, à présent, le motif du mépris apparaît comme
central puisque le rapport social s'institue sur une violence faite aux
potentialités d'existence de l'autre, et d'abord à ses possibilités d'être
reconnu comme sujet de parole, et par conséquent sujet majeur, à part
entière.
En retour c'est dans la revendication d'une dignité que, tant chez les
prolétaires du siècle passé que chez les hommes et femmes de cette fin
de siècle, s'exprime la résistance au dénie d'une présence au sein de
la communauté. L'invocation du travail qui appartient tant aux thématiques
du mouvement ouvrier, y compris dans ses slogans les plus radicaux, "vivre
en travaillant ou mourir en combattant", est elle-même subordonnée à un
impératif de la dignité au sein de la communauté qui dépasse le seul domaine
du travail. Le travail apparaît comme le moyen d'affirmer non seulement
une place économique, une position dans l'ordre professionnel, mais aussi
une place symbolique : celle que pose l'égalité.
En identifiant le lien social moderne au rapport salarial et à l'histoire
du salariat, l'on retombe dans les écueils de la sociologie française
qui a fondé son discours de l'intégration collective contre la revendication
de l'égalité. L'idée d'une organisation et d'une moralisation des rapports
de production a été alors comprise suivant une perspective anti-égalitaire
de hiérarchisation des savoirs, des compétences et des statuts réduisant
à une portion congrue les manifestations sociales de l'égalité et l'espace
politique. Ainsi "l'incorporation du prolétariat à la société industrielle"
supposait-elle simultanément, chez un Comte, la fin de "l'anarchie occidentale"
et l'extinction des troubles de la démocratie. Une inclination conservatrice
couve derrière la lecture unilatérale de la civilisation du travail. A
tout le moins le projet marxien tient son originalité et sa vigueur au
caractère divisé, amphibologique qu'il prête au travail, tour à tour présent
d'oppression et de mutilation et promesse d'émancipation.
DES INEGALITES SANS INJUSTICE
La nouvelle question sociale accentue les ambiguïtés contenues dans les
Métamorphoses de la question sociale en cherchant derrière la "révolution
discrète du RMI" un nouveau type de droit social entre droit et contrat.
Là où Castel prend ses distances à l'égard des récentes mesures d'insertion,
Rosanvallon montre celles-ci en exemple. Tandis que le premier explique
comment le RMI souvent ne joue pas le rôle qui était censé être le sien
dans l'esprit de ses promoteurs et risque ainsi de devenir un cul de sac
dans lequel viennent se presser tous ceux dont l'existence n'est pas justifiée
socialement, le second donne celui-ci pour modèle et le présente pour
alternative et aux politiques libérales et aux perspectives favorables
au "revenu de citoyenneté". Retrouvant la vieille rhétorique des alliés
objectifs, Rosanvallon parle d'une "surprenante convergence entre le point
de vue ultra-libéral et un certain communisme utopique" et pour la même
raison se défie des orientations allant dans le sens d'une dynamique de
retrait du travail (ROSANVALLON, 1995, 124).
L'alternative dès lors est plus nette alors même qu'elle répète la logique
présente chez Castel. Elle ne saurait être pour notre auteur que dans
une reconstitution nationale ou que dans la dramatisation du contrat social.
Là aussi le référent guerrier fait paradigme, à titre d'équivalent moral
d'un sursaut collectif . Mais il ne laisse pas de poser le même problème
que celui rencontré dans les Métamorphoses de la question sociale. Cette
manière d'invoquer l'appartenance à un monde commun, reste dans une certaine
mesure incantatoire. Si l'idée de commun, en effet, est bien la condition
de la solidarité l'on voit mal en retour comment aujourd'hui elle est
susceptible de s'affirmer et de s'instituer. Comment en effet assurer
cette "reconstruction du sens civique" (ibid., 73) que cherche Rosanvallon
? Tant que le commun n'est pas pensé comme une scène contradictoire on
l'appellera en vain ou sinon il n'apparaîtra que sous la forme même dont
voudrait nous garder l'auteur, à savoir la figure nationaliste et xénophobe
dont il pointe à juste titre le caractère artificiel et démagogique (ibid.).
Car précisément ce commun ne saurait être présupposé même dans un cadre
national. La France, cette vieille nation, n'a-t-elle pas été à de multiples
reprises traversées par des dissensions et des haines sociales où une
classe de la population désignait l'autre sous la figure du "barbare"
et hallucinait des projets d'extermination ? La communauté, à commencer
par la communauté symbolique qui fait que l'autre est reconnu comme être
de parole, passe par un forçage. C'est ce forçage qui est susceptible
d'établir une scène commune, une scène où il est alors possible de se
constituer en sujet responsable et de se faire entendre et voir. Il n'y
a pas d'autre alternative à la figure "victimaire" tant décriée ces derniers
temps que la figure adversative. On ne saurait trouver d'issue à la relation
de dépendance que dans l'apparition d'un sujet affirmant polémiquement
ce à quoi il a droit et assumant à ce titre ses devoirs.
Le livre que vient de publier tout récemment Pierre Rosanvallon en collaboration
avec Jean Paul Fitoussi Le nouvel âge des inégalités opère un net déplacement
par rapport à La nouvelle question sociale, puisqu'il introduit dans le
traitement des enjeux sociaux une réflexion sur le public, le politique
et la démocratie. Mais si l'on ne discutera pas du projet de donner une
acception neuve au réformisme, on insistera cependant sur une chose.
L'inégalité qui est au centre du propos y est donnée, à nouveau, sans
dommage. Le lecteur, en effet, est étonné par la manière dont le décompte
des inégalités se présente comme illimité; les auteurs reconnaissant eux-mêmes
le caractère "infini du répertoire des inégalités" (ROSANVALLON, 1996,
96). Pris dans cette logique où chacun peut se poser la question "pourquoi
le sort de celui qui m'est proche est-il si différent du mien ?" (ibid.)
on voit mal comment une politique pourrait sortir, sinon sous la forme
de mesures comptables étatiques, instituées. Certes, ces inégalités doivent
faire l'objet d'une attention propre à l'arithmétique de l'Etat ou d'organismes
de contrôle paritaire. Certes des institutions doivent bien veiller à
l'équitable distribution des richesses en fonction des différences entre
catégories sociales, entre statuts familiaux, voire entre situations par
rapport à l'emploi, mais c'est pourtant d'un tout autre enjeu dont il
pouvait sembler devoir être question avec un sujet aussi grave. La pauvreté,
l'exclusion renvoient à une dimension assurément plus abyssale que ne
le présume l'économie des intérêts catégoriels et des particularismes
statutaires et la justice ici suppose tout autre chose que ce que nous
en a transmis la sagesse romaine en attribuant à chacun la part qui lui
revient . Elle réclame plutôt la logique en abîme d'une certaine folie
judéo-chrétienne : l'indignation devant la violence faite à l'humain.
La dramatisation est, alors interne à l'expérience de la marginalisation
et de la destitution sociale. Ce n'est pas dans le sursaut de l'appartenance
communautaire qu'elle se manifeste mais dans le déficit de celui-ci. L'exclusion
est bien la vérification d'un retranchement hors de la communauté de groupes
d'hommes et de femmes et en tant que telle offense faite à ceux-ci.
QUESTION SOCIALE, INDETERMINATION, DEMOCRATIE
Au mensonge de la communauté heureuse consacrant son unité dans l'ostentation
de la marchandise, les sociologies ou les philosophies de la question
sociale ne font qu'opposer la vérité d'un malheur que seul un zèle collectif
saurait réparer. C'est là tout l'enjeu du débat. En s'attachant exclusivement
au rapport entre communauté et travail elles négligent le rapport trouble
de la socialité démocratique à ce même travail. Elles laissent impensés
les nœuds de la question sociale et de l'être-ensemble démocratique comme
trouble dans la communauté et trouble dans les identités. Car le tort
fait à l'homme et à ses potentialités n'est autre que le tort fait à l'indétermination
démocratique.
La violence des rapports sociaux ne concerne pas seulement le rapport
à l'emploi (chômage ou précarité). Elle frappe les relations de l'entreprise
suscitant l'inquiétude, les tensions et par conséquent augmentant les
dépendances des salariés . Elle s'étend à l'inégalité et à la concurrence
scolaire, dont elle exacerbe les divisions et dont elle renforce les assignations
professionnelles à travers les discours de l'adaptation de l'école aux
nécessités du marché. Et c'est alors la labilité inhérente à la vie démocratique
en général qui se change proprement en vulnérabilité et en rigidité.
L'indétermination sociale et professionnelle (tout ce qui distingue une
classe d'une caste en permettant une mobilité horizontale ou transversale)
l'indétermination des registres et des sphères de manifestation et d'expression
de chacun (le non redoublement terme à terme du pouvoir et de la compétence,
du pouvoir et de la puissance économique, la capacité pour chacun de trouver
des modalités d'expression dans la politique, dans l'art ou la culture),
la possibilité dans le cadre ouvert d'une société de tracer des transversalités
relationnelles ou culturelles, tous ces aspects inhérents au cadre démocratique
sont, à la faveur du contexte économique, bien plus comprimés qu'hier.
Si la démocratie, selon l'expression de Claude Lefort, se caractérise
par le lieu vide du pouvoir , les formes de violence et d'injustice qui,
à partir des nouvelles conditions de la production, ébranlent cette société,
réduisent comme une peau de chagrin les espaces de vacance et d'indécision,
de variabilité et de changement.
On aura beau alors crier à "l'individualisme négatif", invoquer les héritiers
de la sociologie durkheimienne en la personne de Louis Dumont (CASTEL,
1995, 183, 464; ROSANVALLON, 1996, 31-32) avant de mesurer les effets
contre-productifs de l'Etat providence ou de mettre en question les formes
de désocialisation de la "culture du narcissisme", il convient de préciser
ce que l'on entend derrière "instabilité" et de distinguer exactement
ce que recouvrent certains mots. Car la précarité des modes de vie, la
fragilité des relations familiales, les déséquilibres psychologiques qu'engendrent
les conditions économiques, n'ont pas directement à voir avec la diversité
et la complexité des comportements électifs dans la vie collective moderne,
ou en tout état de cause ne les recoupent que partiellement. Une confusion
entre deux choses, la mobilité et la variabilité de l'individu des sociétés
de configuration démocratique et la vulnérabilité de ce même individu
dans la présente conjoncture socio-économique, pourrait mener à une logique
de retour à l'ordre et à la distribution des rôles là où, tout au contraire,
il convient de sauvegarder la labilité de ce monde contre les rigidités
et les frilosités communautaires suscitées par la violence des rapports
économiques. La possibilité de se défaire des ancrages traditionnels ou
professionnels, celle de chercher et de choisir ses liens, celle de soutenir
divers écarts vis à vis des liens et rapports fonctionnels de la sphère
productive appartiennent pleinement aux potentialités des hommes et femmes
de notre temps.
C'est pourquoi le cadre du débat sur la nouvelle question sociale n'est
pas entre ceux qui soutiennent la perpétuation de la société du travail
et ceux qui anticipent une civilisation au-delà du travail. Il est entre
ceux qui défendent un certain "bougé" dans les identités et les relations
au travail et ceux qui se représentent le lien social à partir de la production
et des rapports professionnels. Dans le premier cas, il ne s'agit ni de
céder à la précarité de l'emploi ni à l'émergence de secteurs d'activité
marginalisés, mais seulement de saisir comment le nouveau, de nouveaux
rapports sociaux, peuvent advenir.
D'UNE LECTURE POLITIQUE DE LA QUESTION SOCIALE
Les sociologies et philosophies de l'insertion se rejoignent, par ailleurs,
dans un même constat dirimant : l'impossibilité pour les chômeurs d'aujourd'hui
de se constituer en mouvement.
Telle serait, en effet, l'originalité de notre temps; l'émergence d'une
population proprement désœuvrée, inutile, n'ayant plus rien à négocier.
Pour Robert Castel "les surnuméraires d'aujourd'hui" ne présentent aucune
des caractéristiques du mouvement ouvrier. "Ils sont atomisés, ne peuvent
entretenir d'autre espérance que d'être un peu moins mal placés dans la
société actuelle et ils sont socialement inutiles" (CASTEL, 1995, 441).
Pour Rosanvallon et Fitoussi, les exclus "n'ont pas à proprement parler
d'intérêt commun (...) et forment presque par essence une non-classe"
(ROSANVALLON, 1995, 204 sq; 1996, 197).
Pour ce qui concerne ce dernier point, c'est là avoir une représentation
bien "intéressée" de ce qu'est une classe en identifiant la figure politique
du prolétariat avec un groupement d'intérêt, mais c'est surtout, une nouvelle
fois, confondre l'arithmétique de la distribution des parts et la sémantique
des existences socio-politiques. En poussant ainsi les divisions dans
une logique de la régression à l'infini, on n'objectera pas pour autant
à l'idée d'une représentation d'intérêts moraux communs : la variété des
situations, la contingence des itinéraires et même les mutations sporadiques
des conditions de la production, qui ont constamment caractérisé l'expérience
globale de la classe ouvrière dans sa dimension objective, n'ont pas empêché
la constitution d'une conscience de classe, puisque c'est d'abord un rapport
social qui est en jeu ainsi que le sens qui est collectivement donné à
ce rapport à travers une activité intellectuelle et culturelle . D'ailleurs
la thèse du surnumérage, tout en apparaissant pour le moins paradoxale
chez un auteur qui insiste tant sur l'insertion par le travail, ne justifie
guère une différence entre la classe ouvrière d'hier et les "exclus" d'aujourd'hui.
Les prolétaires, ne sont-ils pas, par définition, "ceux qui ne sont que
de nombre" et l'argument des bouches en trop à nourrir n'a-t-il pas constamment
été servi pour expliquer le chômage et la misère ? Comment ne pas voir
que la vieille thèse de l'excès est par excellence celle des dominants
qui n'envisagent l'humanité que sous les traits du capital variable ?
Il y a ici comme une concession à la bêtise quotidienne qui va son chemin,
celle qui use de la banalité de ces paralogismes que Barthes appelait
la quantification de la qualité : "il y a trop de jeune", "la population
en âge de travailler est trop nombreuse"; bref tous ces discours qui ont
pour presque seul fondement les opérations d'addition et de soustraction.
On retrouve donc la nécessité de penser la question sociale autrement
que sur le mode comptable et technique, à savoir sous l'affirmation d'une
présence symbolique à travers le politique et ses effets de rassemblement.
A la logique du retranchement, qui n'est au fond que le pendant libéral
de ce qu'a pu être une certaine dialectique de l'expurgation dans les
énoncés totalitaires, c'est une nouvelle fois le saut qualitatif de l'accès
à l'espace public qui devient attestation d'existence de ceux dont de
fait, on compte et décompte l'existence.
Très concrètement il n'est pas certain que l'on puisse réduire la conjoncture
actuelle a une division entre une fraction de travailleurs intégrés et
de l'autre des travailleurs disqualifiés, sans utilité sociale mais surtout,
en dépit de la condition d'inemploi de longue durée des catégories de
chômeurs les plus discriminées, le chômage, la précarité sont d'abord
des expériences vécues par un grand nombre d'hommes et de femmes et vécues
dans l'intermittence. Sans qu'on veuille ainsi présumer d'aucun mouvement
en tant que tel, les récentes grèves de décembre, ne serait-ce que d'une
manière formelle, ont au moins montré que le sentiment d'inquiétude était
extrêmement partagé et que l'expérience de la précarité n'était pas à
renvoyer à une non-classe ou à l'altérité de groupes marginaux mais proprement
à tout un ensemble de solidarités et de sociabilités ordinaires: voisins,
familles des voisins, membres de la famille, amis, dont les conditions
de vie étaient vulnérabilisées .
On ne peut envisager la nouvelle question sociale autrement que sur le
mode d'une adhésion ou d'un assentiment collectifs au monde tel qu'il
va, que si on laisse au moins une place, dans la prospective des réponses
à celle-ci, aux dimensions culturelles et symboliques qui permettraient
la constitution d'un mode de subjectivation propre à l'expérience de l'exclusion.
CONJURER LA DESOLATION
A deux reprises, Robert Castel fait allusion à une proposition d'Hannah
Arendt tirée de La condition de l'homme moderne, "ce que nous avons devant
nous, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail"
(CASTEL, 1995, 9 et 386). Sans que l'on sache exactement la portée que
l'auteur prête à cette phrase, le texte restant sur ce point indécis,
on ne peut que songer aux pages qu'Hannah Arendt consacre à l'idée de
superfluité dans son analyse du Système totalitaire. A la fin du paragraphe
consacré à la domination totale, elle aborde la question de l'extermination
et elle remarque "que le mal radical est apparu en liaison avec un système
où tous les hommes sont au même titre devenus superflus" (ARENDT, 1972,
201). La conjuration de cette superfluité des hommes, qui nous apparaît
éminemment actuelle, ne trouvera pas d'issue dans le travail mais dans
la manière où, sur la scène politique, collectivement ou individuellement,
ils relèveront leur dignité humiliée.
Le double en miroir de l'apologie de la communauté nihiliste communiant
dans la marchandise chantée par les idéologues du consensus, n'est rien
d'autre que le nihilisme de la haine et des existences de ces "travailleurs
sans travail" qui n'ont plus aucun prix. Nous n'échapperons pas à ces
deux faces odieuses de la modernité en misant comme au XIXe siècle sur
l'héroïsation et la sacralisation du travail, nous ne croyons plus aux
beaux et grands récits sur le chant en commun du peuple travailleur. Notre
temps démocratique, qui s'appuie sur l'action et la délibération, nous
convoque à prendre le lien à de tous autres niveaux.
L'unisson laborieux est partout débordé par la pluralité des paroles,
et la puissance productive dépassée par la puissance des signes et des
mots. Il ne s'agit donc pas de dire que nous en avons fini avec le travail,
mais de soutenir que les violences qui ébranlent aujourd'hui son monde
ne sauraient se traiter que dans la polémique sur le sens de notre devenir
commun. C'est là la condition de dignité, et par conséquent de visibilité
et de durée, non pour que nous sortions de la civilisation du travail,
mais pour que nous n'abdiquions pas cette puissance de la parole qui nous
est échue.
OUVRAGES CITES
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34, 4eme trimestre 1995.
Castel R., Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995.
Cingolani P., "Entre ressentiment et comédie", in Tumultes, n° 8, l'apolitisme,
1996.
Cingolani P., "Le désenchantement de la question sociale" Lien social
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Fukuyama F., "La fin de l'histoire" in Commentaire, nE 47, vol XII, 1989.
Fukuyama F., La fin de l'histoire et le dernier des hommes, Champ Flammarion,
1992.
Hoggart R., La culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970
Lefort, C., Essais sur le politique XIXe - XXe siècle, Paris, Seuil,
Lipovetsky G., L'Ere du vide, Paris, Seuil, 1983.
Mongin O., La peur du vide - essai sur les passions démocratiques, Paris,
Seuil, 1991.
Oehler D., Le spleen contre l'oubli - juin 1848, Paris, Payot, 1996.
Rancière J., La mésentente, Galilée, 1995.
Rosanvallon P., La nouvelle question sociale, Seuil, 1995.
Rosanvallon P. Fitoussi JP., Le nouvel âge des inégalités, Seuil, 1996.
Thompson E.P., La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Gallimard,
Seuil, 1988.
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