Depuis l'aube des temps modernes, les " serviteurs " n'ont eu qu'une idée
en tête : pouvoir " changer de maître ". Des siècles durant, ils n'ont
cessé de se rebeller, d'user de mille ruses et détours, non pas d'abord
pour obtenir de meilleurs salaires, ni pour l'abrègement de la journée
de travail, mais en premier lieu pour sortir de l'état dans lequel ils
étaient tenus : esclavage aux colonies, dépendance en Europe.
Leur victoire a été la progressive instauration du " salariat ", salué
par Marx comme l'exploitation de l'homme libre. Libre de changer de maître.
Et cela change en effet beaucoup de choses. Le maître dont on peut changer
n'est plus exactement le maître. En tout cas, on n'est plus son serviteur.
Le salarié est un homme " libre ".
En principe du moins, et il en serait simplement ainsi s'il ne s'agissait
que d'un contrat. Mais c'est un contrat de travail, qui vous assujettit
à une tâche, pour laquelle vous acceptez subordination, c'est-à-dire inscription
dans un ordre hiérarchique qui prescrit vos gestes et pensées. Ainsi,
sous le salariat, reparaît la dépendance. D'où le mot d'ordre magnétique
qui traverse tout le mouvement ouvrier du XIXe siècle : abolition du
salariat !
Et ce salariat a été en un sens " aboli ". Pour le dire autrement,
le salariat a monté en puissance. La solidarité salariale s'est révélée,
au XX°, être une puissance sociale, capable de desserrer l'étau de la
dépendance. Un droit du travail s'est imposé, fixant des limites à l'arbitraire
: des règles d'emploi et d'usage de la force de travail.
On a même pu croire, dans l'euphorie du compromis keynésien d'après-guerre,
que le contrat à durée indéterminée était en quelque sorte inscrit dans
l'essence même de la société libérale, comme le seraient la libre concurrence
et le droit de grève. Une sorte de fin pacifiée de l'histoire des classes
sociales.
Il a fallu déchanter. Avec l'émergence du néolibéralisme, le CDD s'est
progressivement imposé, jusqu'à acquérir un statut de légitimité républicaine.
Mais, parce c'est un contrat foncièrement inégal, pourri par l'angoisse
qui s'attache à son terme, la dépendance du salarié a regagné du terrain,
insidieusement.
Comme il y a des révolutions, grandes ou petites, il y a aussi des contre-révolutions.
Le néolibéralisme en est une, faite de longues préméditations et d'opportunités
saisies au vol, de coups de main risqués. Le CPE en est un, préfigurant
une nouvelle " normalité ", applicable à l'ensemble du salariat. Sous
le masque de l'égalité des chances, il ne nous propose rien moins qu'un
contrat d'esclavage.
Un contrat moderne, certes. Il se distingue de cet impensable " contrat
d'esclavage " que Rousseau déclarait " nul parce qu'illégitime et absurde
" : " Je fais avec toi une convention toute à ma charge et toute à mon
profit, que j'observerai tant qu'il me plaira, et que tu observeras tant
qu'il me plaira " (Du Contrat Social, Livre I). Il s'en distingue notamment
en ce que la dernière clause est irrévocablement devenue obsolète : on
a désormais le droit de changer de maître. Du moins quand on le peut…
La dépendance du serviteur d'autrefois tenait à ce qu'il ne pouvait changer
de maître. La dépendance d'aujourd'hui, celle qu'introduit typiquement
le CPE, tient à ce que le maître peut, à son gré, changer de serviteur,
- là où l'angoisse est de ne pas retrouver de travail. Et c'est ainsi
que le salarié redevient un serviteur.
Ou plutôt, dans ces temps modernes, il devient une machine.
Le contrat de travail, parce qu'il est un acte de droit, relève en principe
du regard de l'autorité commune, qui définit notamment les conditions
de son terme, et donc les règles d'un éventuel licenciement. Or, le CPE
exonère l'employeur de cette clause. Il le dispense de ce regard d'un
Tiers contractant qui fait que l'emploi d'un travailleur n'est pas la
simple " location d'une force de travail ", mais un acte public de personnes
ayant à rendre à la communauté politique quelques comptes, fixés par la
loi. Elle l'institue partenaire et arbitre du contrat. Voilà déjà qui
est " illégitime et absurde ".
L'employeur est certes soumis à la législation du travail. Il y échappe
cependant sur ce point essentiel, qui ménage la faille par où se met en
place le dispositif d'assujettissement disciplinaire si bien décrit par
Michel Foucault. Il dispose, pour un temps du moins, de son employé comme
d'une chose, comme d'une machine, comme d'un élément de son patrimoine
dont il peut à son gré se dessaisir. Il reprendra le processus avec un
autre, comme on pratique déjà avec les supposés " stagiaires ". Il ne
le fera peut-être pas. Cela pourrait être contre-productif. Mais cela
pèsera à chaque minute sur la relation entre la chose et lui. Cela fera
de lui sa chose. Ce partenaire, en passant un tel contrat, ne s'est-il
pas du reste déjà censément, à la manière du libre esclave de Rousseau,
librement arrogé ce statut de " chose " ?
La révolte d'aujourd'hui vient en vague après celle des banlieues. Elle
procède d'un même refus de l'arbitraire : discrimination ou dépendance.
Mais elle dispose d'un meilleur rapport de forces. Les grandes fabriques
et administrations, qu'on démantèle aujourd'hui en sous-traitances, ont
traditionnellement procuré aux salariés les contextes pratiques d'une
solidarité et d'une organisation combatives. C'est semblablement l'existence
d'une structure universitaire nationale qui fournit encore aujourd'hui
aux étudiants, au plan de l'Hexagone, irrigué par les réseaux de l'Internet,
les conditions d'un affrontement global avec le pouvoir d'État qui régit
le droit du travail.
On se souvient, naturellement, de 1968, un soulèvement marqué par une
rage d'indépendance, et finalement par la mise en miettes d'un carcan
traditionnel. La situation est bien différente. Les étudiants n'ont pas,
dans leur masse, le même schéma d'avenir. Leur rapport avec l'univers
du salariat est tout autre. Nous sommes à une autre époque. Mais toujours
dans la même histoire.
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Déjà paru dans L'Humanité du 21 mars 2006
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